Master Painting

Pour le mudel – le Musée de Deinze et de la région de la Lys –, 2024 est aussi l’année Émile Claus. Au temps où l’impressionnisme connaît son apogée dans notre pays, Claus forme parfois des élèves, notamment des jeunes femmes issues de la bourgeoisie aisée pour lesquelles il est alors de bon ton de faire un apprentissage auprès d’un maître confirmé. Toutefois, leur milieu n’attend pas d’elles d’en faire une véritable carrière et la plupart d’entre elles disparaissent dans l’anonymat artistique. Néanmoins, trois artistes féminines – Anna De Weert, Jenny Montigny et Yvonne Serruys – réussissent à percer et à utiliser la maîtrise acquise comme levier pour trouver leur propre signature.

Avec cette donnée historique de femmes élèves d’Émile Claus à l’esprit, le mudel jette un pont vers l’art contemporain. L’exposition présente surtout des œuvres d’artistes qui tiennent la tradition, la connaissance de l’histoire de l’art et/ou la technique du métier en haute estime, et pour qui il s’agit d’outils qui appuient leur message. Qui plus est, le considérable regain d’intérêt général pour la peinture figurative nous porte à réfléchir à certaines tendances de l’histoire de l’art du XXe siècle.

Émile Claus (1849-1924) apprend le métier de peintre à l’Académie royale des Beaux-Arts d’Anvers, où il a pu étudier entre 1869 et 1874 par l’entremise du compositeur Peter Benoit. Il travaille ensuite en tant qu’assistant dans l’atelier du célèbre Nicaise De Keyser, ce qui constitue quelque peu le moyen le plus rapide de pouvoir envoyer des œuvres aux salons importants et d’être admis à participer à des concours très en vue tels que le « Prix de Rome ». Alors que Claus se sent de moins en moins d’affinités avec l’académisme, il cherche cependant des opportunités dans le circuit plus commercial, question de gagner sa croûte. En 1879, son voyage en Algérie (en passant par l’Espagne et le Maroc) marque un tournant : il y découvre le paysage et les effets de la lumière. Au cours de la décennie suivante, il réalise sa percée définitive avec plusieurs œuvres phares telles que Combat de coqs en Flandre, Sarclage du lin en Flandre, Récolte des betteraves et Les Martins-pêcheurs, et ses tableaux intègrent des collections prestigieuses : le « Maître d’Astene » est désormais incontournable.

Dans la bourgeoisie de l’époque, les parents de jeunes filles qui souhaitent développer leur talent naissant les font entrer en apprentissage auprès d’un artiste établi. Le même phénomène s’observe chez les compositeurs, par exemple, qui engagent des élèves· ayant des aptitudes musicales. Cela génère du coup un soutien financier supplémentaire pour l’artiste, et les parents peuvent sans aucun doute impressionner leurs amis et leur famille avec cet enseignement exclusif. Ce milieu ne les incitait toutefois pas à pratiquer leurs talents au-delà du salon familial, d’autant plus que les cercles artistiques ne les acceptent pas vraiment en leur sein en tant que femmes.

Surtout au cours des deux dernières décennies du XIXe siècle, après avoir emménagé en 1882 à la Villa Zonneschijn à Astene, Émile Claus accueille un nombre d’élèves féminines. Il préfère enseigner en plein air, dans le jardin de sa résidence située au bord de la Lys, à raison de « cinq francs par jour, trois repas compris ».

Comme il existe peu d’archives sur ces élèves, et que la plupart ont disparu dans l’anonymat, il est très difficile de trouver des dates précises et parfois même de retrouver leur identité. Par ailleurs, le fait que plusieurs de ses élèves soient si talentueuses et persévérantes qu’elles finissent par s’attirer les éloges du public artistique est assez unique. Malgré une saine jalousie, l’entente entre élèves est bonne en général, comme en témoigne la correspondance conservée.

On a du mal à imaginer que la peinture et le geste pictural aient pu être démodés à une époque. Pourtant, dans un passé assez récent l’art conceptuel a évincé la peinture. Vers la fin des années 1970, on l’a carrément déclarée morte. D’un point de vue commercial, il fallait être fou pour vouloir peindre. Si quelques groupes d’artistes ont continué à peindre (les Neue Wilden, par exemple), on ne peut parler d’un véritable renouveau de la peinture que dans les années 1990, avec des précurseurs tels que Michaël Borremans et Luc Tuymans. Aujourd’hui, une nouvelle génération d’artistes choisit sciemment la peinture figurative. Par conséquent, nous portons un regard nouveau sur les peintres qui les ont précédés dans ce choix au cours des dernières décennies.

Anna De Weert (1867-1950, BE)

Anna De Weert suit les cours d’Émile Claus à partir de 1893. Comme Claus, elle est fascinée par l’effet de la lumière sur les rives de la Lys et épouse l’impressionnisme. Tout au long du temps nécessaire pour achever une toile, elle installe son chevalet à la même heure en plein air. Au dos de ses œuvres, elle note les heures exactes entre lesquelles elle ressent une impression spécifique. Le fait qu’Anna ne signe pas ses œuvres de son nom de jeune fille, Cogen, mais de celui de son mari, le respecté Maurice De Weert, en dit long sur l’acceptation des femmes dans le monde de l’art de l’époque. Ayant lui-même des affinités avec les arts, De Weert laisse à sa femme une liberté de mouvement qui lui permet d’exposer en Belgique et à l’étranger.

 

Clara Voortman (1853-1926, BE)

Clara Voortman (née Dobbelaere) est issue de la grande bourgeoisie et signe également du nom de son mari, Jules Voortman, un fabricant de textiles gantois. Jeune mère, elle suit les cours de Jean Delvin et se lie d’amitié avec Émile Claus et sa femme, Charlotte Du Faux. Elle s’illustre surtout par des dessins au fusain et des pastels impressionnistes, mais expérimente également les arts décoratifs. Elle parvient à s’intégrer quelque peu dans le milieu artistique et expose à plusieurs reprises à Paris.

 

Gabrielle della Faille d’Huysse (1863-1926)

Gabrielle della Faille d’Huysse, née Stas de Richelle, épouse en 1903 le baron Herman della Faille d’Huysse, bourgmestre de Deurle. En tant qu’artiste, elle rencontre rapidement Émile Claus, dont elle suit les cours et les conseils. Sa palette de couleurs s’éclaircit à la suite de ces échanges.

 

Marie Antoinette Marcotte (1867-1927, FR)

La Française Marie Antoinette Marcotte débarque en Flandre lorsque son père y est nommé vice-consul de France. Elle suit des cours à Paris et à Bruxelles et devient l’élève d’Émile Claus. Ses tableaux, de style luministe mais avec une certaine matité, font la part belle aux fleurs.

 

Yvonne Serruys (1873-1953, BE)

Émile Claus découvre le talent de dessinatrice d’Yvonne Serruys, alors âgée de 14 ans, lors d’une réunion de l’intelligentsia chez son père. Quelques années plus tard, elle apprend les ficelles du métier auprès de Claus et se lie d’amitié avec Jenny Montigny et Anna De Weert. Par le truchement de son frère Daniel, philologue installé à Paris, elle découvre la statuaire antique et au tournant du siècle, elle opte définitivement pour la sculpture. Son mari, l’écrivain Pierre Mille, l’introduit auprès de l’élite intellectuelle parisienne. Elle y réalise des portraits délicats et des nus romantiques et réalistes en bronze, en marbre et en plâtre. Aussi est-ce à elle qu’on passe commande du monument en l’honneur d’Émile Claus, qu’elle conçoit et qui est inauguré à Gand en 1925.

 

Jenny Montigny (1875-1937, BE)

En 1892, au Musée des Beaux-Arts de Gand, Jenny Montigny contemple avec admiration le tableau Les Martins-pêcheurs d’Émile Claus. Elle est tellement sous le charme et l’émotion, qu’elle décide résolument de suivre l’enseignement de Claus. C’est le début d’une amitié intime qui durera toute la vie : la jeune bourgeoise gantoise suit son maître partout. Les écoliers de Deurle et les paysages de la Lys sont une source d’inspiration pour Montigny, dont les œuvres luministes s’exposent en Belgique et à l’étranger. Hélas, après la mort de Claus et parallèlement à l’intérêt pour l’impressionnisme qui s’émousse, son étoile décline. Assez solitaire, elle meurt à Deurle dans une petite maison, ayant déjà dû renoncer à sa villa « Rustoord ». Il faudra attendre près d’un demi-siècle pour que cette muse de Claus soit redécouverte.

 

Dees De Bruyne (1940-1998, BE)

Dees De Bruyne fait son apparition en tant qu’artiste vers 1965. À ses débuts, cet autodidacte est fortement influencé par les dessins de Constant Permeke et d’Armand Blondeel et fasciné par la période surréaliste de Frits Van den Berghe. Dans les années 1970, il développe un style reconnaissable, combinant le pastel, le fusain et la craie sur toile ou sur papier. Sa « peinture » recèle toujours sa virtuosité de dessinateur. Selon ses propres termes, il ne veut pas réaliser d’œuvres sans présence humaine. Son œuvre clé, Les amis des enfants (1972) – portée disparue depuis 1974 – dénonce les mauvais traitements que l’Église et d’autres institutions ont infligés aux enfants et constitue une déclaration politique contre les meurtres d’enfants en conséquence des guerres. C’est pourquoi ce tableau est toujours d’une brûlante actualité. Dees De Bruyne est un rebelle, un enfant terrible dans le monde de l’art : sa vie amoureuse est agitée et il ne recule pas devant la polémique. Ce qui fait que la presse de l’époque s’est souvent davantage intéressée à la personne et à la vie privée de De Bruyne qu’à son œuvre.

 

Pjeroo Roobjee (1945, BE)

Le peintre et touche-à-tout Pjeroo Roobjee n’est pas facile à définir. L’artiste a quitté sa ville natale de Gand pour s’installer dans les villages de Poeke, puis de Hansbeke, et finalement d’Ellezelles. Les biennales de São Paulo et de Venise ont sélectionné des œuvres de Roobjee. Sa polyvalence, notamment en tant qu’écrivain et acteur, contribue à une complexité qui permet d’établir des liens étroits entre ses peintures et son œuvre littéraire. L’humour de ses compositions tumultueuses et les titres poétiques qu’il leur donne agissent comme une forme de réconfort à l’égard de traumatismes subis sur notre parcours. Roobjee célèbre souvent le banal, les besoins primaires comme cause du bien et du mal. Son œuvre constitue en même temps un réquisitoire contre une société superficielle, et ses tableaux sont une protestation contre les milieux artistiques qui osent remettre en question la peinture.

 

Annelies Van Damme (1998, BE)

Annelies Van Damme décide très jeune que la peinture est sa vocation. Elle s’attaque avec intensité et avec de la peinture à l’huile à ses gigantesques toiles non tendues. Elle puise son inspiration principalement dans la pornographie hard-core. Parfois, elle se téléporte comme l’un·e des participant·es, explore la position des femmes et des hommes, et la manière dont ce monde factice interfère avec la vie réelle, et vice versa. Le bien-être mental et/ou physique des femmes contraste parfois fortement avec le plaisir masculin. Sans vergogne, elle rouvre ces plaies invisibles et pourtant palpables. Des pochoirs représentant des femmes nues en détresse peuplent ses tableaux ainsi que des chiens menaçants et des animaux nobles dans des poses théâtrales peu naturelles.

 

Ulrike Bolenz (1958, DE)

Ulrike Bolenz a fait ses débuts à la fin des années 1980, dans une Allemagne bientôt après la chute du mur de Berlin. Elle s’installe très vite à Vilvorde. Dans l’œuvre monumentale Die Göttin Europa [La Déesse Europe], réalisée en 2016, elle fait référence à la mythologie grecque dans laquelle Zeus, le dieu des dieux, qui n’en est pas à son coup d’essai, séduit avec roublardise la princesse Europe. Dans le scénario de Bolenz, Europe, forte et consciente, semble pouvoir repousser son agresseur. En même temps, le tableau fait référence à Bruxelles, siège de l’Union européenne, et constitue aussi un appel à la poursuite de l’unification et au respect de la diversité.

 

Dirk Bogaert (1968, BE)

Dirk Bogaert maîtrise l’art de l’observation de manière très spécifique. Pour sa vidéo Isabelle, un gros plan d’une heure sur le visage d’une jeune fille qui est ensuite méticuleusement disséqué, l’artiste a sélectionné les images, puis les a mélangées, à la fois à l’aide d’un algorithme et manuellement, et a finalement monté en une boucle la nouvelle séquence d’images ainsi obtenue. Cela donne lieu à une subtile distorsion de la réalité ainsi qu’à une nouvelle analyse de la personne dont l’artiste brosse le portrait, générant à la fois apaisement et malaise.

 

Thomas Decuypere (2000, BE)

Thomas Decuypere intègre ses expériences du monde des jeux vidéo et des éléments stylisés de films d’animation à ses œuvres. Cela génère une interprétation unique et contemporaine de thèmes anciens et intemporels ainsi, il transmet leur pertinence à une nouvelle génération de spectateurs, leur donne de la fraîcheur et les met à l’épreuve des développements sociétaux actuels. Contrairement à l’aspect éphémère des jeux vidéo, par exemple, il réalise ses œuvres avec une grande précision et utilise une palette durable de peintures à l’huile.

 

Clément Jacques-Vossen (1996, BE)

Clément Jacques-Vossen vit et travaille à Bruxelles. Il est fasciné, entre autres, par les traditions des guildes, le folklore, les symboles et l’héraldique. De temps à autre, il crée des sculptures qui peuvent être mises en lien avec ses tableaux ou qui, disposées conjointement, acquièrent un caractère d’installation. Il lui arrive aussi souvent de figurer lui-même dans ses compositions, bien qu’il ne faille pas nécessairement les considérer comme des autoportraits : il y est à la fois spectateur, figurant et participant. Aimant travailler en fonction du contexte dans lequel il expose, il a créé des œuvres qui rappellent le passé historique de l’art et le patrimoine immatériel de la région de la Lys pour cette exposition.

 

Dittmar Viane (1998, BE)

Dittmar Viane vit et travaille à Waregem et utilise un jargon classique comme langage de peintre. Ses peintures, qui paraissent parfois légèrement surréalistes, ne sont pas conçues comme des représentations historiques ou réalistes, mais comme des mondes oniriques fictifs que l’artiste crée pour lui-même. Avec une grande maîtrise et beaucoup de savoir-faire – comme dans l’expression des tissus qui est sublime dans ses œuvres –, il compose des scènes qui semblent provenir du Moyen-Âge ou de la Renaissance, empreintes d’aliénation, d’humour et de mysticisme

 

Stephanie Temma Hier (1992, CA)

Stephanie Temme Hier, née et élevée à Toronto, vit et travaille actuellement à New York. Elle combine ses peintures à l’huile avec des céramiques émaillées. De telles sculptures constituent souvent d’une part un cadre ou une fenêtre pour la partie peinte et d’autre part, une extension en 3D de celle-ci, qui en renforce l’impact. Dans nombre de ses œuvres, elle souligne jusqu’où les gens sont prêts à aller pour garantir leur luxe et les produits qui en font partie, leurs habitudes et leurs libertés, ainsi que leur niveau de vie. Cela implique souvent de l’égoïsme, du snobisme, de l’excès et du gaspillage, le tout au détriment de l’écosystème et des ressources naturelles.

 

Nikki Maloof (1985, BE)

Nikki Maloof est une artiste états-unienne, surtout connue pour ses natures mortes et ses intérieurs. Certaines de ses œuvres rappellent des scènes de genre du XVIIe siècle, au marché ou dans une cuisine, comme celle que peignaient Frans Snyders et Pieter Aertsen, par exemple. Comme Paul Cézanne, elle utilise la perspective multiple, et cette forme de maniérisme – sans que les œuvres perdent leur spontanéité – donne du dynamisme à ses tableaux. Souvent, la forme circulaire apparaît de manière latente ou explicite dans ses compositions, comme métaphores de situations humaines. L’énergie des œuvres reflète les facultés d’organisation qu’elle doit déployer en tant qu’artiste et mère pour maintenir sur les rails sa vie sociale et familiale.

 

Ilke Cop (1988, BE)

Ilke Cop a obtenu en 2010 un diplôme en Histoire de l’Art et a ensuite travaillé de nombreuses années dans l’industrie de la mode. Depuis 2019, elle se consacre à la pratique de la peinture et chaque présentation de ses œuvres s’est révélée captivante. Elle a récemment remporté le prix Gaver 2024. Son œuvre souligne sa position de femme artiste. Cet esprit curieux ne craint pas de faire évoluer son travail et ose expérimenter d’autres techniques. Les drapés et les textiles apparaissent sur ses toiles, mais peuvent aussi faire office de support ou d’œuvres autonomes. Le caractère sculptural n’est jamais très loin dans ses tableaux, facilitant un passage très naturel à des sculptures autonomes.

 

Kati Heck (1979, DE)

Kati Heck a grandi à Düsseldorf. Son mariage avec uelge l’a menée à s’installer à Anvers. On observe dans ses œuvres des affinités avec ses prédécesseurs allemands Otto Dix et George Grosz, des expressionnistes qui ont fait fureur à l’époque avec leur art contestataire et leurs caricatures. L’univers qu’elle crée est merveilleux et scandaleux, et elle revendique la liberté de pouvoir s’y permettre ce que bon lui semble. Son analyse est fine, sa touche picturale magistrale. L’alternance de parties très réalistes et de parties fantasmées, voire abstraites, est caractéristique de son œuvre.

 

Jan De Lauré (1978, BE)

Jan De Lauré se considère comme un « glaneur ». À l’instar des Glaneuses de Jean-François Millet, il ramasse ce qui est resté traîner après une récolte. Il rassemble des images diverses, pas liées à des thèmes, qu’il estime ne pas pouvoir laisser traîner, au sens propre comme au sens figuré. Il sélectionne ensuite une image et la place sur son futur support. La façon dont il aborde son sujet et le long processus de peinture sont une expression d’un respect pour ce qui a de la valeur à ses yeux. Il se dégage souvent une certaine inertie et/ou un certain calme de ses œuvres. Dans Bloodfuck, la fille est représentée derrière des barreaux de sang, prise en otage par une surdose de stimuli. Si ses personnages ne manquent pas de dynamisme, ils sont souvent repliés sur eux-mêmes, prisonniers de leur époque.