Stories from the Ground
Sous nos pieds, la plaque eurasienne se déplace lentement, s’élève et s’abaisse, tandis qu’à hauteur des yeux, les défis postcoloniaux nous obligent à repenser les notions d’identité, de classe et de hiérarchie qui sont intrinsèquement liées à la crise environnementale mondiale. Cela soulève une fois de plus la question de la finalité de l’art. Devrait-il livrer des critiques et des commentaires sociaux ? Devrait-il au contraire nous offrir de la beauté, de la résonance, voire de la rédemption ? Devrait-il amplifier ou plutôt apaiser l’agitation ? Pourrait-il être un dernier domaine universel dans un monde caractérisé par une polarisation croissante ? Si les réponses à ces questions sont hautement subjectives, une vérité simple demeure : il y a un besoin urgent de fondement et de terrain d’entente.
En dépit de toutes les prédictions sur la mort de la peinture, l’art contemporain reste fortement lié à cette discipline. La peinture reste une fenêtre qui fait office de médiation entre le monde et l’esprit des artistes et, sous l’impulsion de bouleversements dans les années 1950 et 1970, tant sur le plan de l’histoire de l’art que de la politique, la toile est devenue un modèle de perception et de production. Stories from the Ground présente une sélection d’œuvres d’artistes dont la pratique est enracinée de multiples manières dans la peinture, aborde des dimensions écologiques, matérielles, sociales, symboliques et spirituelles de ses histoires, et touche de façon répétée à des récits entre la vie et la mort dans le monde globalisé actuel. En reconsidérant les conventions de base de la peinture, telles que la séparation de la figure et du sol, il semble qu’à l’ère de l’Anthropocène, le sol passe au premier plan et que la figure en fait désormais partie. Le sol devient ainsi un acteur à part entière, ce qui remet en question le sens de la peinture en tant que genre, et plus précisément le genre inventé au début du XVe siècle, parallèlement dans les Plats Pays (les Pays-Bas septentrionaux et méridionaux) et en Italie.
Certain·es artistes tracent de nouvelles idées du sublime à partir de leur maniement de la saleté, de la terre et de la poussière pour permettre aux forces naturelles de remonter à la surface et de traverser l’épaisse croûte de la tradition picturale. D’autres utilisent le pigment, qui provient directement de la terre, pour redéfinir le sol par le biais de protocoles picturaux créatifs. D’aucun·es explorent à leur tour des caractéristiques de la peinture dans les écologies adjacentes de l’impression ou de la photographie. Dans chacune des pratiques originales des artistes participant·es, la peinture joue un rôle majeur : en tant que refus productif, en tant qu’outil d’ouverture de nouvelles perspectives, mais au fond en tant que langage pour raconter des histoires à un moment où des narratifs partagés produisent des étincelles susceptibles de faire émerger de futurs points communs planétaires, afin que l’universel et le personnel puissent se réconcilier comme le symbolique et le réel.
Le point de départ de cette exposition consiste en une autre dimension du sol, à savoir les œuvres permanentes installées autour du musée Dhondt-Dhaenens par des artistes tel·les que Lili Dujourie, Isa Genzken, Bernd Lohaus et Niele Toroni, mais aussi Jozef De Meester – des artistes dont les pratiques ont débuté dans les années 1960 et 1970, une époque où la question du « paragone », la comparaison ancienne entre la peinture et la sculpture se dissolvait lentement pour être remplacée par de nouvelles idées sur les disciplines. Qui plus est, l’exposition est structurée par une série d’installations de Dala Nasser, Stanislava Kovalcikova et Delcy Morelos, qui offrent de nouvelles perspectives sur des pratiques artistiques liées à l’histoire de l’art locale. La collection moderniste du musée est intégrée à une orchestration d’œuvres de l’artiste suisse Vivian Suter qui font parallèlement écho à une sélection de tableaux de la collection du musée abordant deux thèmes : l’émigration temporaire des expressionnistes flamands vers l’Angleterre après la Première Guerre mondiale et les femmes peintres abstraites belges après la Seconde Guerre mondiale.
Ellen Altfest (1970, US)
Célèbre pour ses peintures méticuleuses de phénomènes naturels, mais aussi de corps humains et d’autres sujets encore, Ellen Altfest peint souvent en plein air où elle observe la réalité qui l’entoure au point qu’elle en redevient abstraite. Le matériau de base de son approche est la minutie extrême et le temps, des facteurs qui s’opposent parfois. Ce qui est le cas, par exemple, des minuscules peintures de tapis de mousse que l’artiste a récemment réalisées à l’occasion de l’exposition Stories from the Ground. Altfest en peint de très petits fragments qu’elle a observés d’en haut pendant plusieurs semaines. Les moments de métamorphose et de décomposition des cycles de vie des mousses sont ainsi traduits et représentés de manière littérale dans sa peinture. Ses œuvres opposent à l’accélération du monde une extrême lenteur en se concentrant sur des éléments particuliers du sol en tant que représentants universels.
Kasper Bosmans (1990, BE)
Connu pour son approche protéiforme et divergente de la production artistique et pour ses œuvres qui vont de la sculpture et de l’installation à la peinture et au dessin, Kasper Bosmans marie le grand art, la littérature, la mythologie et l’anthropologie et porte sur le tout un regard queer et humoristique qui observe et réinvente de manière subversive les récits qui dominent le monde environnant. La « terre » qu’embrasse Bosmans se constitue d’anecdotes et de mythes marginalisés, avec comme protagonistes des animaux qui vivent avec nous et autour de nous. Dans cette exposition, il relie le jardin à l’entrée du musée, et ce à la faveur d’une nouvelle œuvre en bronze qui rappelle une souche d’arbre. Ses anneaux de croissance servent de scène aux vers à bois qui voyagent dans le temps à travers des formes et des motifs inspirés de costumes et autres représentations rappelant le Moyen-Âge. À l’intérieur du musée, il expose de plus petites sculptures, ainsi qu’une nouvelle série d’œuvres qui renvoie littéralement au début de sa pratique artistique : lesdites « légendes » qui font référence à des protocoles de création de tableaux et d’images, anciens mais plus récents aussi.
Vija Celmins (1938, LV)
Très jeune, Vija Celmins a fui l’occupation soviétique avec sa famille qui s’est finalement installée aux États-Unis. Elle a étudié à l’Institut John Herron à Indianapolis avant de s’installer en 1961 à Los Angeles, où elle a poursuivi sa formation artistique à l’Université de Californie. Récemment, elle s’est vu décerner le Praemium Imperiale (prix impérial) au Japon. Elle doit sa notoriété à ses dessins et ses tableaux méticuleux et réalistes, qui explorent souvent des éléments de la nature, tels que la mer, le ciel, les rochers et les étoiles, et en particulier pour ses représentations détaillées de vagues océaniques, de ciels étoilés et de formations rocheuses. Son œuvre se caractérise par ses compétences techniques et son souci du détail. Elle travaille souvent à l’aide de graphite, de fusain et autres matériaux traditionnels du dessin. Celmins réalise en outre des sculptures et des peintures, abordant souvent les mêmes thèmes : la nature et la relation entre l’être humain et l’univers.
Edith Dekyndt (1960, BE)
La pratique énigmatique d’Edith Dekyndt se décrit sans doute au mieux en adoptant une inclinaison vers l’alchimie. L’artiste travaille à partir d’une idée étendue de la sculpture, mais transforme avec une économie de gestes les matériaux qu’elle utilise en d’étranges et sinistres objets de désir qui irradient souvent leurs propres forces du processus. Cela se manifeste par son intérêt profond pour les phénomènes physiques et les incidents éphémères ainsi que par son attention portée aux matériaux et à leur nature fluctuante. Elle transforme ses perceptions en un langage artistique d’une grande richesse conceptuelle, qui jette à plusieurs reprises un pont entre les matériaux organiques et technologiques. Night Piece fait partie d’une série d’objets recouverts de cire noire, couramment utilisée pour protéger certains fromages. La couche de cire contient une couverture chauffante avec thermostat, de sorte que la cire se trouve toujours dans un intermédiaire entre le dur et le mou. molle. Le titre fait référence au fait que l’objet peut évoquer le temps du sommeil.
Laurent Dupont (1976, BE)
Bien que Laurent Dupont ne se considère pas forcément comme un peintre, il utilise des techniques picturales de façon récurrente. Pour la série exposée, il a travaillé sur des boîtes en carton qu’il trouve en général dans les rues de Bruxelles. « Laurent Dupont a repeint chaque carton tel qu’il l’a trouvé à la peinture acrylique. Du coup, ce qu’on voit n’est plus du carton ; les boîtes sont des copies d’elles-mêmes sur elles-mêmes. Il est plus facile de les voir que de les décrire, non pas parce qu’elles ont l’air complexes, mais justement parce qu’elles ont l’air simples », peut-on lire dans un récent communiqué de presse de la galerie Gauli Zitter. L’après-peinture minutieuse, presque algorithmique, fait également référence aux procédés numériques. Pour sa participation à la 9e Biennale de peinture au Musée Dhondt-Dhaenens, l’artiste a sélectionné des objets représentant exclusivement des entreprises belges.
Bracha Lichtenberg Ettinger (1948, IL)
Les tableaux et les dessins de Bracha Lichtenberg Ettinger consistent en de multiples couches de pigments et de cendres, réalisés au cours d’un processus de longue durée qui peut s’étendre sur plusieurs années. Pour l’artiste et théoricienne féministe, la peinture offre un cadre qui permet de transformer les vestiges d’un passé catastrophique en un champ compassionnel transhistorique. Elle utilise souvent des photographies de la première moitié du XXe siècle, glanées dans des journaux ou des albums de famille : des photos d’enfants, de femmes dans des camps, des vues aériennes et topographiques de la Palestine (prises par des Allemands dans les années 1920), qu’elle manipule en les passant dans une photocopieuse avant de les retravailler. Les personnages tremblent sous les couches translucides, ce qui met en évidence la légèreté et la fragilité de la condition humaine au travers des tourments de l’Histoire. Lichtenberg Ettinger s’appuie également sur des souvenirs transgénérationnels pour transposer des thèmes tels que la maternité, le non-abandon et les soins. Le sujet féminin est envisagé en tant que figure maternelle et espace expansif : une zone d’attente mentale et physique. Considérant la peinture comme un geste à la fois esthétique et éthique, son œuvre adopte un langage visuel à la fois de lamentation et d’émerveillement.
Isa Genzken (1948, DE)
Isa Genzken est connue en tant que sculptrice. Pendant une courte période, entre 1988 et 1993, elle a toutefois réalisé ses peintures Basic Research, pour lesquelles elle enduisait de peinture le sol de son atelier. Ensuite, elle posait la toile apprêtée face contre terre dans la peinture avant de passer une raclette au dos de la toile. Une fois ce processus de frottage terminé, elle décollait la toile du sol et la suspendait pour la faire sécher avant de la tendre. Leur relation immédiate avec l’espace physique situe ces œuvres entre la peinture et la sculpture. Installées au Musée Dhondt-Dhaenens, elles entrent de surcroît en résonance avec l’œuvre monumentale Fenster (1998), installée dans le jardin du musée.
Gabriel Hartley (1981, UK)
Gabriel Hartley a développé une pratique de la peinture bien à lui qui relie langages et tropes modernistes au présent immédiat. Il a réalisé ses peintures récentes à l’horizontale, déposées à même le sol sans être tendues. Les plus grandes toiles, dont l’une est exposée ici, occupent la quasi-totalité de son atelier exigu dans la banlieue de Tokyo, où il est installé depuis trois ans. Hartley travaille souvent avec des pigments qu’il fabrique lui-même et applique la peinture selon un procédé particulier : il presse les pigments au dos de la toile jusqu’à ce qu’ils la traversent, ce qui fait que des éléments fortuits déterminent en essence l’aspect final de l’œuvre. On aperçoit des traces du tatami dans le coton, qu’on pourrait non seulement confondre avec de petites marques de pinceau, mais aussi lire comme des fenêtres, des gouttes de pluie, des personnes. Toutes les toiles de cette série ont pour point de départ un dessin de l’artiste ou l’une de ses photographies peintes qui représentent des moments éphémères observés à Tokyo : des ombres projetées par des fils électriques, un pont dans le jardin national de Shinjuku Gyo-en, la lumière qui tombe sur un jardin de mousse, une personne allongée dans un sento (bains publics au Japon).
Derek Jarman (1942–1994, UK)
Derek Jarman est surtout connu pour son œuvre cinématographique, bien qu’il fût un peintre prolifique tout au long de sa carrière. L’une de ses premières œuvres paysagères est exposé ici, et il a continué à peindre jusqu’à la fin de sa vie. Il a commencé à travailler sur ses Black Paintings en 1986, à peu près au moment où fut diagnostiquée sa séropositivité et où il a déménagé à Dungeness, un hameau sur la côte anglaise, à proximité d’une centrale nucléaire. Cet endroit est devenu pour l’artiste un lieu de spiritualité, ce qui se traduit dans la manière dont il s’occupait du jardin, mais aussi une source constante d’inspiration et un lieu de production. Ses œuvres de petite taille intègrent de manière récurrente des tessons de verre, des photographies et des débris flottants sur d’épais fonds peints en noir. Elles indiquent des intersections entre le récit personnel de Jarman, son état de santé – en particulier la perte de sa vue – et le lieu de Dungeness. Situées entre reliefs, sculptures et peintures, elles font à plusieurs reprises référence à des iconographies chrétiennes, mais aussi à des courants sociétaux plus vastes, en temps d’homophobie et de stigmatisation à l’égard des personnes atteintes du sida.
Behrang Karimi (1980, IR)
Les œuvres purement intuitives de Behrang Karimi, un artiste qui refuse tout style particulier, jouent avec la relation entre la figure, le sol et d’autres éléments de base de la peinture qu’il n’a de cesse d’estomper et d’obscurcir. N.A.K.H.L. (2024) montre un palmier qui porte des fruits, une référence à l’un des artefacts antiques du Brooklyn Museum à New York, une mosaïque en pierre et en mortier trouvée dans une ancienne synagogue de l’actuelle Tunisie. Datant environ de la moitié du VIe siècle de notre ère, ce spécimen symbolise l’Arbre de la Connaissance du Bien et du Mal et l’Arbre de Vie du jardin d’Éden. Pour les juifs de Hammam Lif, en Tunisie, une ville située juste à la périphérie de Tunis, elle évoquait également la Ville sainte de Jérusalem. L’ancienne capitale du royaume d’Israël est souvent représentée dans l’art par un palmier dattier, les dattes étant une denrée d’exportation majeure de cette région. Une autre série de petites œuvres fait penser à des paysages, tandis que Barefoot (2021) montre simplement un pied qui cherche métaphoriquement le sol, dans toute sa complexité physiologique.
Stanislava Kovalcikova (1988, SK)
Le décor de pierre que Stanislava Kovalcikova a mis au point pour sa présentation de nouveaux tableaux est lié au musée lui-même, qu’elle considère comme un « monde construit », et reflète la dimension de l’entrée en verre par laquelle les visiteur·euses entrent au musée. Le dispositif de briques montre une variété de nouvelles peintures qui unissent leur utilisation troublante de traditions classiques de la peinture tout en étant fortement liées à notre présent : souvent regroupés en constellations, les décors sont peuplés de créatures mythiques, humaines et animales, qui opèrent en dehors des normes sociales. Elles ne racontent aucune histoire, qu’elle soit morale ou identitaire, ou si elles prétendaient raconter une histoire, ce serait celle des lamentations, des saluts et des rassemblements. L’entrée du musée devient plutôt une métaphore du blocage et de l’exclusion, mais elle peut aussi être interprétée comme une frontière ou une mesure de protection – ou une maison dont l’une des œuvres fait office de fenêtre. Dans cette peinture recto-verso, l’artiste utilise de la peau de cheval translucide, de sorte que la peinture fonctionne différemment au verso, la lumière traversant la surface transparente du matériau organique.
René Magritte (1898–1967, BE)
La Vue (1931) de René Magritte fait partie des œuvres réalisées par l’artiste peu après son retour à Bruxelles après ses années parisiennes. Ses années dans la capitale française ont pris fin en partie à cause de sa relation complexe avec André Breton, figure de proue du surréalisme. Il s’installe dans un studio à Jette et les années suivantes seront parmi les plus prolifiques de sa carrière. La Vue combine une variété de motifs qui apparaissent tout au long de l’œuvre de l’artiste, tels que le mur de briques, un décor en bois, une vue à travers quelque chose, le ciel et la cloche flottant librement, qui crée une atmosphère étrangement spiritualiste et légèrement synesthésique. Les sphères sont appelées grelots et représentent les cloches que les chevaux portaient au cou pendant l’enfance de Magritte.
Jannis Marwitz (1985, DE)
Si l’œuvre picturale de Jannis Marwitz est avant tout une dérive, à la fois majestueuse et modeste, à travers les histoires, les matériaux et les idiosyncrasies de l’art pictural, il se pourrait que des changements aient eu lieu récemment. Il semble en effet que l’artiste se tourne vers une mise à jour contemporaine de la nature morte, qui va de pair avec une déqualification stratégique : travailler à l’encaustique plutôt qu’à la détrempe, « renoncer à la finesse technique (…) et lui donner une facture plus grossière » (Moritz Scheper). Ce que l’on voit dans ces œuvres sont des poils qui font penser à des vers et semblent peupler les surfaces des tableaux, mais aussi de véritables sacs en plastique – non peints – et d’autres objets actuels tels que des pots vides. Si la nature morte est un genre qui parle des conditions sociales et politiques de l’époque, on dirait que Marwitz se concentre sur une sorte de juste milieu qui trouve des expressions aussi bien dans les éléments organiques que dans des objets ménagers vides et anorganiques.
Delcy Morelos (1967, CO)
L’artiste colombienne Delcy Morelos a commencé par peindre avant de se lancer dans une vaste pratique sculpturale, pour laquelle elle utilise surtout de la terre provenant de son environnement immédiat. Pour son intervention sculpturale au Musée Dhondt-Dhaenens, Morelos a transformé l’imposant cube en verre de la plus grande salle du bâtiment. L’artiste ancre ainsi une cosmologie spatiale différente de celle du cube construit par des humains, et introduit simultanément des odeurs de l’extérieur dans un musée à l’aspect clinique. Morelos jette un pont entre un matériau, le verre, qui incarne en soi la transparence du modernisme et le monde organique avec ses cycles de croissance et de décomposition. L’œuvre de Morelos s’inspire à la fois de l’héritage indigène de son environnement colombien et de la stratégie du Land Art des années 1960.
Dala Nasser (1990, LB)
Grâce à des processus d’enfouissement, de trempage, de teinture, d’incrustation et de frottement, Dala Nasser crée des peintures indicielles du territoire. Elle travaille surtout à Beyrouth et dans le sud du Liban, où sa famille possède une ferme depuis des générations. À l’opposé des vastes horizons qu’offre la peinture paysagiste traditionnelle, les toiles de Nasser présentent des vues rapprochées de marques de violence politique et environnementale, d’érosion et de toxicité. Tomb of King Hiram (2022) prend pour sujet une ruine qui se situe au carrefour de l’histoire antique, de la géopolitique actuelle et de la vie quotidienne. L’œuvre s’intéresse à la tombe, datant de 600 à 400 avant notre ère, du roi Hiram, le roi phénicien de Tyr, qui aurait fourni du bois de cèdre et des artisans qualifiés pour construire le palais du roi David et le temple de Salomon. Aujourd’hui, cette structure en calcaire jouxte une autoroute aux abords du village de Cana, où Jésus aurait transformé de l’eau en vin. À l’ère moderne, ce village a été le site de deux massacres de civils provoqués par des invasions militaires. L’œuvre de Nasser, d’une hauteur de 13 pieds, est composée de nombreuses peintures moins hautes, d’une longueur de 5 à 16 pieds, qui comportent des impressions de la surface gravée de la tombe en calcaire. Les peintures sont teintes avec des extraits de fleurs de spartier indigène, de buissons divers, de coquilles de noix, de mûres et de fleurs de lauriers-roses.
Loïc Raguénès (1968–2022, FR)
Loïc Raguénès a vécu et travaillé à Douarnenez, en France. La présentation d’œuvres de cette exposition associe des travaux anciens à des productions très récentes de l’artiste décédé depuis peu. La série Les animaux bleus se compose de 28 dessins d’animaux croqués sur le vif au zoo, alors que Raguénès était étudiant. Lion, tigre, girafe, babouin, oiseaux : chaque animal est représenté au premier plan par un détourage noir et un dégradé de pastel bleu-gris, tandis que l’arrière-plan est constitué d’un blanc texturé et pictural. En prenant la mesure du monde animal, le jeune Raguénès a jeté les bases d’une remise en question des fondements de la peinture tels que la représentation, l’abstraction et la figuration. La délicatesse et la sobriété de la palette anticipent l’intérêt qu’il portera toute sa vie aux bleus et aux gris, et surtout à l’importance du toucher. Les dix dernières années de sa vie, Raguénès a vécu a vécu au bord de la mer dans la région de Bretagne, où il a enchaîné des cycles de peinture de thèmes généraux comme le ciel, les vagues, les bateaux, les choses qui traversent l’univers, son univers
Shervin/e Sheikh Rezaei i.c.w. Maxime Prananto (1994, IR)
L’œuvre de Shervin/e Sheikh Rezaei va des dessins au crayon aux vidéos, en passant par les sculptures et les installations. Son art explore l’équilibre délicat entre la logique et l’intuition, le contrôle et l’auto-analyse, et se concentre sur la tension entre la fluidité de la nature et le langage rigide de la technologie. Avec une formation en architecture, elle allie la précision à une profonde compréhension de l’espace et de la matérialité. Elle explore souvent la confluence inattendue d’éléments mécaniques et organiques et utilise le mouvement et les matériaux naturels pour explorer les thèmes de la mémoire et de l’expérience personnelle. Son installation Oasis, réalisée en collaboration avec Maxime Prananto, explore la complexité des relations humaines et des structures spatiales.
Inspirée par la citation de Rebecca Horn – « Quand une femme et son amant sont face à face et qu’elle enroule ses jambes autour de celles de l’homme, avec les fenêtres grandes ouvertes, c’est l’oasis » – cette œuvre incarne une connexion intime et émotionnelle.
Gerhard Richter (1932, DE)
Gerhard Richter, l’un des artistes vivants les plus importants au monde, visite et redéfinit depuis les années 1950 les notions courantes de la peinture dont il bouleverse les protocoles et les conventions, comme la relation entre la peinture et la photographie, entre autres. Cela apparaît aussi dans sa série Stadtbilder, réalisée à la fin des années 1960. Inspirées d’images aériennes prises durant la Seconde Guerre mondiale, mais aussi de maquettes architecturales, ces œuvres thématisent de manière indirecte les liens inhérents entre les technologies de production d’images et la guerre. En reproduisant les images sources sur la toile, l’artiste ne change rien à la perspective et conserve la réduction au niveau de gris. Richter omet cependant souvent les zones de la photographie source où l’on aperçoit des édifices importants, ce qui pourrait faciliter l’identification du site représenté. Les paysages urbains dévoilent souvent la gestuelle picturale, d’amples coups de pinceau impulsifs, une application de la peinture en empâtement tout en ne recouvrant pas certaines autres parties de la toile. Ces œuvres bousculent aussi les notions habituelles d’abstraction et de figuration.
Lin May Saeed (1973–2023, DE)
Lin May Saeed a réalisé des sculptures, des reliefs, des tableaux semblables à des dessins et bien d’autres œuvres encore. Connue pour son utilisation de matériaux non traditionnels tels que le polystyrène, l’œuvre de Saeed est étroitement liée à l’intérêt qu’elle portait aux animaux et à son engagement actif en faveur de leurs droits. Son œuvre aborde la question de l’exploitation des animaux, de leur représentation, de leur libération et de leur relation potentiellement harmonieuse avec les êtres humains. Son cadre iconographique comprend la statuaire égyptienne, la sculpture gréco-romaine et les dispositifs d’exposition de musées scientifiques et d’histoire naturelle. Elle évitait le plus souvent les matériaux dits nobles tels que le marbre et le bois. Son attrait pour le polystyrène résidait précisément dans le fait qu’il s’agit d’un matériau par essence laid et difficile, qu’elle cherchait à sauver sur le plan esthétique, à la fois en dépit et à cause de son usage et de son impact dévastateurs sur la nature. Son œuvre témoigne d’une grande pertinence dans notre paradigme anthropocène post-Lumières qui réévalue de manière radicale la relation entre le monde dit naturel et l’humanité.
Selma Selman (1991, BA)
Selma Selman a obtenu son diplôme de peinture à l’Université de Banja Luka, en Bosnie-Herzégovine, en 2014 et a poursuivi ses études à la Rijksacademie d’Amsterdam qu’elle a achevées en 2021. Pour ses œuvres, qu’elle réalise souvent en collaboration avec sa famille romani, elle utilise des matériaux « à portée de main » et, à cet égard, elle réfléchit à leur circuit économique et écologique et à la question du travail en général. Pour sa série Dirt 0, elle a exposé la toile à des sédiments de poussière de fer, de la saleté et des liquides provenant du fer et autres déchets automobiles que son père collecte. Selman a étendu des toiles sur le plancher de la camionnette de transport dans l’intention de protéger le véhicule des dommages causés par les déchets aux angles et bords tranchants. Elle a remplacé les toiles toutes les 2 à 6 semaines. Trois autoportraits sur de la limaille de fer soulignent les intentions de Selman : protéger et habiliter des corps féminins et mettre en œuvre une approche d’auto-émancipation à échelle croisée. Activiste et performeuse outre sa pratique de plasticienne, Selman finance l’organisation « Get The Heck To School » [Allez donc à l’école] qui vise à autonomiser des filles roms dans le monde entier, qui font face à l’ostracisme de la société et à la pauvreté.
Vivian Suter (1949, CH)
L’artiste suisse-argentine Vivian Suter vit depuis plus de trente ans au Guatemala, entourée de palmiers et d’une luxuriance de vie végétale diverse et variée – des formes qu’elle utilise avec insistance dans la production de ses œuvres, qu’elle dispose souvent à même le sol terreux de la jungle, les exposant de la sorte aux conditions météorologiques de chaque instant. Présentées dans l’espace central du musée, suspendues au plafond ou posées à même le sol, ses œuvres colorées et richement texturées revisitent les langages modernistes élémentaires de l’abstraction, tout en étant métaphoriquement coécrites par la « terre », dont les éléments sont clairement visibles. L’idée d’abstraction prend dès lors une tout autre dimension, car, contrairement à la conception avant-gardiste d’un espace purement mental comme le célébrissime carré noir de Malevitch, Suter inclut le monde matériel qui nous entoure et qui nous tient comme étant quelque chose d’indispensable et d’inéluctable.
Kazuna Taguchi (1979, JP)
Kazuna Taguchi a suivi une formation de peintre et considère toujours sa pratique comme faisant partie du domaine de la peinture, bien qu’elle travaille surtout au moyen de technologies photographiques. Taguchi recycle régulièrement ses anciennes œuvres picturales en les photographiant et les rééditant. Elle noie ses œuvres dans une gamme infinie de différents tons de gris, qu’elle utilise en quelque sorte comme une couleur. En l’absence de noir profond et de blanc immaculé dans son imagerie, on peut supposer que sa pratique réfute non seulement la catégorisation, mais aussi la polarisation omniprésente. En lieu et place, elle crée des espaces de dialogue à différents niveaux, qu’elle exécute avec la technique la plus délicate qui soit.
Daniel Turner (1983, US)
La relation qu’entretient l’artiste états-unien Daniel Turner avec la peinture est quelque peu violente : après avoir obtenu son bachelor en Beaux-Arts à San Francisco, il a brûlé l’intégralité des tableaux qu’il a produits entre 1999 et 2006. À la suite de cet acte, intitulé Burning an Entire Body of Work (2006), Turner a été hospitalisé à plusieurs reprises pour cause de psychoses. Mais cet autodafé a aussi marqué son entrée dans ce que l’on pourrait décrire comme le champ étendu de la sculpture. Pour y naviguer, Turner se concentre souvent sur des institutions essentielles qui façonnent la vie mondialisée contemporaine : hôpitaux, ports et laboratoires pharmaceutiques, mais aussi des centrales électriques et d’autres lieux construits de mains d’hommes. Transposer des lieux vers leur essence matérielle lui a permis de forger des liens sensoriels avec des emplacements géographiques et des contextes culturels, et d’établir des contacts humains. Dans l’exposition Stories from the Ground, Turner présente deux nouvelles toiles pour lesquelles il a utilisé des éléments chauffants en cuivre, extraits de l’intérieur d’une centrale électrique désaffectée sur la côte californienne. Turner a laminé ces éléments sur un tour à commande numérique qui sert à produire de la laine de cuivre, puis il les a soigneusement polis et les a apposés sur la surface des toiles.
Mitja Tusek (1961, SI)
Untitled (1990) de Mitja Tusek est, d’une certaine manière, une première version d’une série de peintures qu’il exposera plus tard à la documenta 9 de Kassel. La même image a été peinte à plusieurs reprises, accumulant jusqu’à 30 couches translucides et, dans les versions ultérieures, jusqu’à 70. La densité de la couleur est un effet de cette superposition, mais aussi de l’aplatissement de chaque couche à l’aide d’un couteau chauffant. Oscillant entre abstraction et figuration, ces toiles fantomatiques et délicates rappellent des paysages qui pourraient s’effondrer et se transformer en un clin d’œil. L’ensemble de l’œuvre de Tusek peut être compris comme une exploration tactile des composants matériels et des termes de la peinture, y compris ses périphéries, et parallèlement comme une errance à travers les histoires plus vastes du médium et de ses conditions.
Michael Van Den Abeele (1974, BE)
Le travail de Michael Van Den Abeele se situe quelque part entre la littérature et la peinture et peut prendre de nombreuses formes. Il est animé par un intérêt pour les désirs et les mythologies de la classe moyenne, ainsi que pour les sujets associés tels que les jeans décolorés. Ces « objets » inanimés, mais parfois vivants, représentent certains aspects des hiérarchies sociales et des problèmes de mobilité qui y sont associés. L’artiste utilise également depuis longtemps le motif du chat. Le fait que les chats, en tant qu’animaux de compagnie, se voient attribuer des caractéristiques « humaines » leur confère également le statut d’animaux de compagnie. attribuées aux chats en tant qu’animaux de compagnie, leur confère également la capacité de paraître snob, d’être la possibilité de paraître snob, même s’ils sont sans abri, comme le chat sous la sous la voiture photographiée ici.