L’epouvantail du musée

Lorsque de septembre 1966 à mai 1967, Roger Raveel, Raoul De Keyser, Reinier Lucassen et Etienne Elias réalisent des peintures murales dans les couloirs de la cave du château de Beervelde, les artistes rompent une lance pour la création collective et tentent de faire fusionner l’art et la réalité. À l’invitation du comte de Kerchove de Denterghem, les quatre peintres transforment une partie de la cave en un événement spatial qui rend leur « Nouvelle Vision » pleinement visible et tangible. Portés par un optimisme partagé et une foi en le pouvoir de l’art, ils peignent différentes scènes qui forment ensemble une œuvre d’art totale, à laquelle ils associent les spectateur·rices à la faveur de miroirs. Entièrement restaurée il y a quelques années, l’œuvre perpétue l’inextricable imbrication de l’art et de la vie qui est au cœur de l’œuvre de Raveel.

En 1971, Raveel participe à la deuxième triennale de Bruges. Il décide cependant de ne pas exposer ses œuvres dans les espaces muséaux prévus à cet effet. Désireux d’introduire de l’art dans l’espace public, Raveel peint sur des cygnes en bois qu’il fait flotter sur les canaux de Bruges. Cette action poétique qui dénonce à juste titre la forte pollution de l’eau suscite des protestations auxquelles l’artiste ne s’attendait pas. Bien que réticent au départ, le conseil municipal décide finalement de faire dépolluer les canaux. Quelques mois plus tard, à l’invitation d’un groupe de militants, Raveel crée un radeau sur lequel il monte une peinture. L’œuvre est mise à l’eau à hauteur de Machelen, sur un affluent de la Lys qui risque d’être asséché. Sous une grande attention du public, on remorque le radeau jusqu’à Deinze. Une fois de plus, la force de l’art l’emporte : sous la pression du public, le ruisseau et les terres humides autour de Machelen sont épargnés. Aujourd’hui, le lieu constitue le cœur d’une réserve naturelle et un village protégé.

L’art peut jouer un rôle considérable dans la société, comme Raveel en a lui-même fait l’expérience à l’apogée de sa carrière. Plus que jamais, il met alors en lumière les liens entre l’art et la réalité. Qui plus est, Raveel fait peser une grande responsabilité sur les spectateur·rices, qu’il ne considère pas comme des sujets passifs, mais qu’il exhorte à participer de manière active et à réfléchir de manière critique. Il nous invite à laisser l’art « ébranler » notre regard et notre pensée.
En 1978, Raveel conçoit le projet de convier des peintres à défiler dans les rues de Machelen-sur-Lys. Il leur fait porter des peintures fixées à des bâtons, à l’instar de pancartes de manifestations. Interrogés quant au but de cette action, les artistes esquivent délibérément toute réponse. Le motif de la peinture comme mode de protestation et d’engagement – une attitude qui sème quelque peu la confusion et déstabilise parfois – fera encore quelques fois surface dans l’œuvre de Raveel.

Cela vaut également pour l’œuvre Épouvantail du musée, une sculpture étrange, légèrement maladroite qui date de 1978. D’un vieux tonneau en bois, peint avec la signature reconnaissable de Raveel, se dresse une branche à laquelle est suspendue une toile carrée qui fait office de miroir. Après avoir participé aux expositions Chambres d’Amis et Initiatief 86 au cours de l’été 1986, Raveel a fait don de cette œuvre au Musée d’Art Contemporain de Gand, devenu entre-temps le S.M.A.K.. Un épouvantail est un objet bien connu à la campagne et existe sous différentes formes, du sac en plastique attaché à un fil de fer au bonhomme de paille vêtu d’habits humains. Il sert à effrayer les oiseaux et à protéger la récolte de voleurs ailés trop affamés. Raveel l’extrait du champ et en installe sa propre version au musée. Qui veut-il chasser du musée ? Les mondains élitistes ou le grand public ? Cette question ne nécessite pas de réponse : ceux qui se sentent chassés sont ceux qui ne se sentent pas chez eux face au miroir suspendu que leur tend Raveel.

Le tableau Épouvantail du musée dans le tableau, qui fait partie de la collection du musée Roger Raveel et qui date aussi de 1978, est une représentation bidimensionnelle de la même image. Cela soulève des questions sur le statut de l’image et sur la relation entre la sculpture et la peinture ; on dirait que la sculpture est une peinture « incarnée ». À moins que l’image picturale ne soit postérieure à la création de la sculpture ? Cette question est le point de départ de la neuvième édition de la Biennale de la Peinture. En 2024, le Musée Roger Raveel célèbre ses 25 ans d’existence, l’occasion idéale d’appréhender l’œuvre de Roger Raveel comme un fil conducteur tout au long de l’événement. Mieux encore, Raveel est le seul artiste du groupe à s’être intéressé en premier lieu à la peinture.

Ces derniers mois, nous avons invité dix jeunes artistes contemporain·es d’ici et d’ailleurs à faire plus ample connaissance avec Roger Raveel, l’homme et l’artiste, sa vie et son œuvre, son musée et son village. Plusieurs aspects ont retenu leur attention. Non seulement l’engagement, l’obstination et la liberté acquise dans l’exercice de sa pratique ont séduit nombre d’entre eux, mais les qualités esthétiques et poétiques ont tout autant incité ce groupe d’artistes à créer de nouvelles œuvres. Nous avons sciemment choisi de ne pas confronter des œuvres de peintres à des toiles d’artistes de la région, mais de présenter des œuvres sculpturales et installations spatiales qui comportent une réflexion sur la peinture de Raveel. Les œuvres s’inscrivent dans le prolongement des deux présentations déjà en cours de la collection, Roger Raveel. L’essence et Zulma. Muse et manager, qui offrent un vaste tour d’horizon de l’œuvre de Raveel et de ses proches. L’entourage immédiat de Raveel a indéniablement influencé son œuvre et contribué à la façonner. Certaines œuvres quittent les salles d’exposition, comme l’ont fait certaines pièces de Raveel, et animent ce faisant l’environnement immédiat du musée.

Kasper De Vos (1988, BE)

Les sculptures et les installations de Kasper De Vos témoignent d’une grande sensibilité poétique et de beaucoup d’humour. De hamburgers à des noix et de pommes à des œufs en passant par des feuilles mortes, De Vos transforme, avec un jeu de matériaux, d’échelle et de présentation, des images du quotidien en œuvres d’art imposantes mais élégantes et drolatiques. La grande curiosité que l’artiste éprouve pour les matériaux et les lois de la physique se manifeste dans son utilisation de béton, de cire, de bois ou de textiles qu’il combine avec des objets trouvés. De Vos modèle, façonne, coule et travaille ses œuvres en faisant preuve d’une extraordinaire aptitude à les intégrer dans un contexte architectural ou paysager spécifique.

Pour la 9 e  Biennale de la Peinture, De Vos a choisi d’intervenir dans le jardin de l’ancien presbytère, à côté du jardin intérieur du musée. Depuis de longues décennies, quatre saules têtards se dressent à côté de l’un des plus anciens murs du village. Juste au-delà de la place Roger Raveel, Machelen-sur-Lys abrite une grande œuvre in situ de l’artiste, De muur van de verbeelding (Le mur de l’imagination), une structure en béton de quarante mètres de long qui contient tous les éléments de l’œuvre de Raveel, y compris des carrés blancs, des miroirs et des poteaux. Entre les murs de béton trônent des saules têtards en béton à certains angles. De Vos s’est inspiré de cette œuvre pour créer sa propre version d’un saule têtard en béton. Pour ce faire, il a élagué les saules du jardin, en a utilisé les branches qu’il a tressées de sorte à obtenir la forme de l’arbre selon la tradition ancestrale de la vannerie. C’est de ce moule « tressé » qu’est apparu l’arbre en béton. La sculpture n’est pas seulement un clin d’œil à l’œuvre et au village de Raveel, mais aussi un hommage à cette essence particulière, longtemps utilisée pour consolider les fossés et les berges. Les saules têtards sont généralement alignés en une rangée caractéristique et contribuent ainsi à dessiner les contours de la campagne flamande. Le saule têtard est aussi un abri de choix pour les insectes et les oiseaux. Au musée, plusieurs bottes d’asperges taillées dans du bois de saule sont exposées sous le titre Seizoensarbeid (Travail saisonnier).

 

Maud Gourdon (°1991, FR)

Dans l’œuvre de Maud Gourdon, des textes, des publications, des sculptures et des dessins se fondent en installations spatiales. L’artiste relie images, objets et récits reconnaissables par le biais de jeux de mots, de glissements sémantiques et autres lapsus, de rimes visuelles et d’associations inattendues. Gourdon se plonge ainsi, avec une attention soutenue, un appareil critique et un sens de l’humour dans l’histoire (de l’art) et la littérature.

Pour cette exposition, l’artiste s’est inspirée des Zwanen van Brugge (Cygnes de Bruges) de Raveel, soit quatre cygnes en bois peint que l’artiste a fait flotter sur les canaux de Bruges en 1971. Raveel souhaitait créer un effet poétique en sortant l’art du musée pour l’introduire dans l’espace public. L’attention de cette action s’est toutefois portée sur son aspect écologique de la question. Les canaux étaient en effet très pollués et la municipalité avait fait retirer les cygnes parce que ceux-ci provoquaient de la consternation. Raveel s’y est opposé et a remis ses Cygnes à l’eau à deux reprises. Peu après, la ville a fait dépolluer les eaux des canaux intérieurs de Bruges. Gourdon était stupéfaite et fascinée par l’interprétation si éloignée de l’intention quasi naïve de Raveel qu’en a fait le conseil communal et par sa réaction si excessive.

Elle relie cette histoire à celle de Peter McIndoe, un jeune États-Unien qui a lancé en 2017 une parodie de théorie complotiste en prétendant que les oiseaux seraient en fait des drones utilisés par le gouvernement états-unien pour espionner ses citoyens. Après avoir vu une manifestation pro-Trump lors de la Marche des Femmes cette année-là, McIndoe a réalisé une affiche sur laquelle on pouvait lire Birds Aren’t Real (les oiseaux ne sont pas réels). La théorie du complot s’est répandue comme une traînée de poudre et McIndoe l’a en outre alimentée par la création d’un site web, la diffusion de vidéos, l’organisation de manifestations et une traversée des États-Unis en autocar. Ce n’est qu’en 2021 qu’il a admis avoir voulu faire allusion au pouvoir de la désinformation avec cette théorie inventée de toutes pièces. Gourdon établit aussi un lien avec Les Oiseaux, la célèbre pièce d’Aristophane de 414 avant J.-C., qui raconte l’histoire de deux Athéniens qui fuient leur cité, mécontents de la corruption et du bellicisme qui y règnent. Arrivés au royaume des oiseaux, appelé Coucouville-les-Nuées ou Coucouville-les-Nuages (Cloud Cuckoo Land en anglais), ceux-ci leur promettent de livrer les offrandes des humains aux dieux et jurent aux dieux de veiller sur les humains. L’histoire s’achève par la prise de pouvoir des oiseaux qui deviennent les maîtres des humains ainsi que des dieux.

Gourdon a créé sa propre version des cygnes qu’elle a réalisés en papier mâché et auxquels elle fait adopter des poses « quotidiennes ». Au plafond, elle a suspendu des tiges métalliques auxquelles elle a attaché de vieux CD, à l’instar d’épouvantails dans les jardins et les champs. Elle remplace de la sorte la fonction des CD, à savoir celle de supports qui conservent des données, par leur capacité triviale à refléter la lumière. Des torches suspendues à d’autres tiges métalliques éclairent la scène comme dans un spectacle de théâtre, ce qui renforce le jeu de lumière. Au mur, Gourdon a accroché deux panneaux de bois sur lesquels elle a rassemblé dans un collage de papier quadrillé des détails de la célèbre mosaïque Asàrotos òikos d’une villa romaine. La mosaïque représente un « sol non balayé » sur lequel traînent des restes d’un banquet généreux : coquillages, os de poulet et fruits. Gourdon relie ainsi la décadence ironique à la ville imaginaire d’Aristophane et à l’abondance de la société contemporaine.

 

Sophie Nys (°1974, BE)

À partir d’un raisonnement conceptuel et avec humour, Sophie Nys crée des images reconnaissables, parfois étranges, et des objets quotidiens en apparence. Nys travaille à ses sculptures, ses photos, ses vidéos et ses dessins de manière associative et intuitive, à partir de sa propre expérience et d’une analyse de notre société. Elle soulève des questions incisives autour de la classe sociale, le genre et l’éthique et expose les mécanismes du monde de l’art.

À l’invitation du Musée Roger Raveel, l’artiste a créé deux nouvelles œuvres qui sont le fruit d’une étude approfondie de l’œuvre et de la biographie de Raveel. Dans le jardin à l’entrée du musée, Nys a installé une estrade en bois à deux marches. L’idée de cette œuvre découle de la constatation que Roger Raveel est invariablement qualifié d’« artiste de l’après-guerre ». L’estrade et le tabouret qui l’accompagnent permettent de « mettre un sujet sur la table » (comme le formule l’expression néerlandophone « iets te berde brengen ») ou de faire une déclaration. Le mot berde signifie à l’origine planche ou table et est apparenté au mot bord, tableau, panneau. La forme et la matérialité de l’estrade font référence à celle sur laquelle Rudolf Höss, le commandant du camp de concentration d’Auschwitz, a été exécuté en 1947. Depuis l’estrade et le tabouret, on peut aussi porter un regard (introspectif) sur l’espace du musée et réfléchir à la période de l’entre-deux-guerres lors de laquelle Zulma et Roger ont grandi, et la mettre en regard de l’époque actuelle.

Qui plus est, Nys rend hommage à Zulma, la compagne de Raveel. Sans son soutien inconditionnel, Raveel n’aurait jamais pu poursuivre une carrière d’artiste et ce musée n’aurait jamais vu le jour. L’engagement de Zulma, la constance économique qu’elle lui a offerte et l’autonomie qu’elle a créée pour chacun d’eux furent cruciaux. Entre 1945 et 1965 environ, Zulma a tenu un commerce de vins et spiritueux. Pour maintenir sa petite entreprise à flot, elle a fait du troc avec un mécène qui gérait les premiers supermarchés de la région. Il lui fournissait des boissons et, en échange, il pouvait choisir un tableau de temps à autre. Nys transpose ce récit dans une installation composée de boîtes de Cinzano, le vermouth que Zulma vendait dans la petite boutique. Le nombre de boîtes est proportionnel à la valeur marchande actuelle du tableau accroché dans le même espace. L’œuvre fait également référence aux talents de couturière de Zulma qui, outre le magasin, mettait du pain sur la table.

Enfin, dans l’une des salles d’exposition, Nys a ajouté deux tirages photographiques de la face intérieure de la dentition d’une religieuse allemande du Moyen-Âge. Sur et entre les dents, les scientifiques ont découvert des points et des cristaux bleu vif. Après examen, les points se sont révélés des pigments ultramarins. Cette poudre coûteuse est obtenue à partir de lapis-lazuli, une pierre uniquement extraite en Afghanistan. On en a déduit qu’il s’agit d’une artiste qui a consacré toute sa vie à l’enluminure de manuscrits. En mouillant régulièrement son pinceau entre ses lèvres pour obtenir une pointe très fine, elle a gardé en bouche des traces de pigments. Plus précieux que l’or, seules les mains les plus habiles pouvaient manipuler le lapis-lazuli. Or, on a longtemps pensé que de telles mains-là ne pouvaient être que masculines. Une grande majorité des manuscrits médiévaux ne sont pourtant pas signés…

 

Marina Pinsky (°1986, RU)

Marina Pinsky analyse la manière dont nous lisons les images en tant que modèles du monde, en accordant souvent une attention particulière aux méthodologies et aux outils scientifiques. Ses installations spatiales naissent de l’exploration d’un contexte particulier, d’une histoire, d’une forme ou d’un phénomène. Différents médias entrent en jeu dans l’analyse, conduisant à une constellation de sculptures et d’interventions in situ.
Pour la 9 e  Biennale de la Peinture, Pinsky s’est inspirée de l’univers visuel de Raveel. Elle a incorporé et transformé certains de ses motifs reconnaissables dans un langage esthétique bien à elle et sa peinture habite l’espace à sa propre manière. Une immense peinture murale rappelle les murs en béton de nombreuses œuvres de Raveel, avec leur subdivision et leurs poteaux intermédiaires caractéristiques, et Pinsky adopte en outre la couleur bleue de certaines de ses œuvres. L’installation de plusieurs disques de Secchi suspendus à des fils
attachés au plafond de l’espace d’exposition renforce l’effet immersif de la peinture murale. Ces disques ronds sont utilisés pour mesurer la transmission de la lumière dans l’eau. Pour Pinsky, ils renvoient aux bols noir et blanc représentés dans de nombreuses peintures de Raveel des années 1950-1951, noamment ses natures mortes sur des tables domestiques. Elle a également sélectionné quelques œuvres de la collection du musée pour compléter ses interventions. Les structures logistiques, comme le réseau de voies ferrées, fascinent aussi Pinsky. L’architecture de l’aile du musée – une longue « promenade » de salle en salle – l’a amenée à choisir d’y intégrer certains éléments d’une œuvre existante. Cette œuvre consiste en des versions miniatures de trains et de voies ferrées qu’elle a installés en fonction des dimensions de la salle. Le jeu d’échelle et d’espace sème une confusion salutaire chez les
visiteur·euses qui ressentent le besoin de rester en mouvement et de faire partie de cette petite ville paisible.

 

Juan Pablo Plazas (1987, CO)

Anthropologue et artiste, Juan Pablo Plazas manipule des objets trouvés et les transforme en installations souvent créées ad hoc. Il s’attelle à des formes d’art, des disciplines et des supports les plus divers : dessins, photographies, œuvres vidéo et performances. Il agit à partir d’un émerveillement pour les aspects formels et matériels des objets eux-mêmes, mais tout autant par un intérêt contagieux pour la manière dont les gens interagissent entre eux et avec le monde. Outre le caractère hautement poétique et humoristique de son œuvre, Plazas affirme créer des stratégies qui le rendent disponible aux hasards et coïncidences. À chaque projet, Plazas « exerce » sa qualité d’artiste en remettant ce rôle en question, de manière critique et ludique. Il cherche souvent de façon active des projets collaboratifs afin de converser et d’échanger avec d’autres personnes pour réaliser une création.

Pour la 9 e  Biennale de la Peinture, Plazas s’est glissé dans la peau d’un personnage typique des tableaux et dessins de Raveel : l’ouvrier qui travaille près d’un mur ou d’un poteau en béton dans le village, accompagné d’un chat. L’artiste a fait tirer son portrait en bleu de travail, dans le quartier du musée où les traces des années 1950 sont encore visibles, comme dans les premières œuvres de Raveel. L’image de la reconstitution est disséminée dans l’exposition sous forme de carte postale, comme s’il s’agissait de la reproduction d’une pièce de la collection, à l’instar des autres cartes postales qu’on trouve à l’accueil.

Plazas a aussi trouvé captivante l’histoire de Luc Levrau, l’ancien gardien et voisin du musée, mort prématurément en 2022. En concertation avec le Musée Roger Raveel, l’artiste lui a rendu hommage en établissant une passerelle entre l’édifice du musée et la demeure où Levrau a vécu avec sa femme, anciennement un sous-presbytère. À partir des années 1970, Levrau devient le fidèle bras droit et assistant technique de Raveel. Il l’assiste dans la construction d’œuvres plus complexes, comme De Muur van de Verbeelding (Le Mur de l’imagination), et a pourvu de nombreux tableaux d’un cadre en bois. Pour ses visites quotidiennes, Levrau accédait à l’entrée du musée par un raccourci à travers le jardin avant, en empruntant une porte latérale. Ce petit chemin est désormais perpétué par des pas japonais. La première dalle se compose de deux pierres sur lesquelles les visiteur·euses peuvent poser les pieds. De là, on peut se regarder dans le miroir situé au-dessus de l’entrée du jardin du sous-presbytère où trône le double portrait en béton de Roger et Zulma, une sculpture que la famille de Luc Levrau a confiée au musée en prêt à long terme. L’hommage est complété par un poème que Raveel a écrit pour Levrau dans le cadre de leur étroite collaboration pour la création de la sculpture et de l’action De zin van het zinloze (Le Sens de l’insensé).

 

Leander Schönweger (°1986, IT)

Leander Schönweger conçoit ses sculptures et ses installations in situ. L’espace environnant influence ses choix d’échelle, qu’il s’agisse de l’atelier ou de l’espace d’exposition. Les œuvres de Schönweger se définissent le mieux comme des cages ou des labyrinthes, ou une combinaison des deux. Les sculptures paraissent fonctionnelles et le sont aussi dans une certaine mesure : on peut s’y cacher, ou y enfermer un objet ou un animal. D’autre part, les objets et les installations sont des œuvres d’art autonomes de haute qualité esthétique, dont se dégage une atmosphère à mi-chemin entre le rêve et la menace.

Dans le cadre de la 9 e  Biennale de la Peinture, l’artiste réunit dans un même espace plusieurs œuvres de Raveel, et plus spécifiquement des pièces où le peintre abandonne brièvement la trace de la peinture sur la toile pour la tridimensionnalité. Le désir de Raveel d’envahir l’espace et l’environnement immédiat avec sa peinture l’a amené à créer Neerhof met levende duif (Basse-cour avec tourterelle vivante) en 1962-1963. La cage, dans laquelle aucune tourterelle ne vit encore à l’heure actuelle, entre en dialogue avec la peinture d’un pigeon qui s’envole, sur la droite. Les suggestions de murs et de poteaux renforcent la sensation d’espace qui active du coup l’espace d’exposition. Une cage fait office de cocon protecteur pour un oiseau, mais le maintient par ailleurs en captivité.

Les tableaux et les dessins disposés dans l’espace abordent la question de l’effet spatial dans l’œuvre de Raveel, où les lois de la perspective ne s’appliquent pas. Les lignes obliques et la perspective déformée confèrent à de nombreuses œuvres une atmosphère de claustrophobie. Les cages et les boîtes que Schönweger a créées jouent avec cette même tension entre différentes « spatialités » dans la salle d’exposition. À l’intérieur des sculptures – qui sont à la fois fermées et perforées –, d’autres mondes semblent exister ou émerger, visibles mais inaccessibles. À mesure que les visiteur·euses se déplacent dans l’espace d’exposition, le sens de l’espace et de l’échelle est ébranlé.

 

Filip Van Dingenen & David Shongo (1975, BE & 1994, RDC)

Filip Van Dingenen est un artiste touche-à-tout. Son œuvre se construit à partir de projets de recherche anthropologiques et historiques, qu’il entreprend souvent en collaboration avec d’autres créateur·rices ou penseur·euses. Van Dingenen réalise des dessins, des installations, des performances, des cabinets, des œuvres vidéo et des livres. Il donne des conférences, anime des ateliers et se plonge dans des archives. David Shongo a suivi une formation en science de l’informatique. Ces dernières années, il a développé une pratique artistique de pianiste et de compositeur ainsi que d’artiste plasticien et sonore. Dans ses installations audiovisuelles et ses performances musicales, il travaille avec des sons et des images qu’il capte autour de lui, dans son environnement immédiat ou dans des archives. L’ethnomusicologie congolaise, dont le jazz et l’expérimentation constituent des piliers centraux, influence fortement ses créations.

À l’invitation de l’Intercommunale Leiedal, le projet Suskewiet Visions a vu le jour en 2022. Il s’agit d’un projet collaboratif avec Filip Van Dingenen, chapeauté par Cleantech Hub Snowball et GLUON. Les deux artistes se sont penchés sur la tradition des concours de chants de pinsons, également connue en Flandre sous le nom de suskewiet. Cette ancienne tradition est toujours populaire de nos jours, surtout en Flandre orientale et occidentale, en particulier dans la région de la Lys. Lors d’un suskewiet, les éleveur·euses de pinsons chantants prennent position le long de la route, avec leurs oiseaux dans une cage occultée. Ensuite on compte une heure durant le nombre de chants des pinsons. Le comptage se fait à l’aide de marquages mathématiques à la craie sur un bâton de comptage en bois noir. Le pinson qui comptabilise le plus grand nombre de chants est le vainqueur. Le projet met en lumière et interroge le jeu séculaire entre l’être humain et un oiseau en captivité et transforme une tradition folklorique en outil universel d’écoute active.

Pour la 9 e  Biennale de la Peinture, divers éléments du projet sont intégrés aux présentations de la collection d’œuvres de Raveel qui, à l’instar de Shongo et Van Dingenen, a porté un regard particulier sur la réalité. Dans le jardin intérieur du musée trône un portail métallique qui évoque une entrée imaginaire vers « le monde extérieur ». Dispersés à travers plusieurs salles d’exposition des deux ailes du musée, on peut voir des dessins de Van Dingenen qui découlent du processus de réflexion autour du projet, ainsi que quelques bâtons qui pourraient

 

Ken Verhoeven (°1991, BE)

L’œuvre de Ken Verhoeven ne peut être définie de manière univoque : bien qu’il ait étudié la peinture, il crée surtout des objets, des assemblages et des installations sculpturales. Avec une attention particulière accordée aux images, à la littérature et à l’histoire, il produit des œuvres qui associent diverses « trouvailles ». Son œuvre illustre l’exploration du monde que l’artiste effectue avec émerveillement.

Pour cette exposition, Verhoeven a créé une installation composée de plusieurs éléments. À l’emplacement le plus central du musée, à savoir le jardin, on peut admirer l’œuvre Dit is op dit moment voor u het centrum van het heelal  (Ceci est en ce moment précis le centre de l’univers pour vous), une sculpture de Raveel datant de 1978. Au poteau de béton peint en blanc, Verhoeven a fixé une station météorologique alimentée à l’énergie solaire qui mesure les conditions météo à l’endroit de Machelen-sur-Lys que Raveel qualifie de « centre de l’univers ». On peut lire les données de la station météo sur un écran d’ordinateur installé dans une salle d’exposition. Sur les murs se trouvent plusieurs peintures et dessins de la collection du Musée Roger Raveel qui s’articule autour de la perception du poteau en tant qu’élément vertical du paysage. Des caméras de surveillance orientées sur la sculpture de Raveel dans le jardin intérieur et sur la petite station météo les surveillent en permanence, mais l’image est troublée par des objets colorés en verre taillé. L’installation interroge la perception de l’environnement en tant que donnée universelle aussi bien qu’en tant que qualité spécifique de l’œuvre de Roger Raveel.

Une table d’air-hockey avec à l’arrière une turbine éolienne rotative est disposée à la verticale dans l’espace d’exposition. L’éolienne fait référence au célèbre « Hostensmolen » du  village, un moulin à vent de 1840 qui est en cours de restauration à l’heure actuelle. La table d’air-hockey, et donc son terrain de jeu, étant posée à la verticale, sa surface peut servir de tableau blanc sur lequel l’artiste a formulé au marqueur l’idée qui sous-tend cette œuvre. L’éolienne capte l’air et le souffle sur le terrain de jeu de la table de hockey. Les trous dans le terrain de jeu rappellent les points dans les cahiers, ces précieux calepins que tout penseur·euse, créateur·rice ou écrivain·e a dans sa poche pour consigner et/ou croquer l’environnement à partir de ses perceptions et observations. Le dessin sur la table d’air-hockey représente l’éolienne, une sorte de moulin à vent compact qui fait référence à une partie de l’installation de Verhoeven dans le jardin intérieur du musée. L’arrière de la table d’air-hockey verticale sert de bibliothèque pour les romans de science-fiction.

 

Yue Yuan (°1989, CN)

Le travail de Yue Yuan part d’un intérêt sain et critique pour le monde de l’art et la création artistique. En même temps, il établit des parallèles avec la manière dont les gens interagissent. Avec un grand sens de l’humour et une touche poétique, il hisse des situations ou des interactions plutôt banales au rang d’œuvres d’art ou d’« événements artistiques », soulignant ainsi le lien entre l’artiste et le ou la commissaire, le musée et le public. Pour cette exposition, Yuan s’est laissé guider par une observation minutieuse de l’œuvre de Raveel, qui toute sa vie a représenté son environnement. L’artiste a ainsi décidé de livrer chaque soir au musée, pendant toute la durée de l’exposition, par voie numérique une ou plusieurs photos d’oiseaux qu’il a vus ce jour-là, près de chez lui à Paris ou au cours de ses voyages. Le lendemain matin, le personnel du musée remplace les images de la veille et projette les images du jour dans l’une des salles d’exposition. Certains jours, il peut arriver que Yuan n’ait pas vu d’oiseaux, qu’il soit trop fatigué ou qu’il n’ait pas envie de prendre de photos. Dans ce cas, une image bleue et nette sera projetée.

En outre, Yuan a créé un livre d’artiste, simple, composé d’un brassage d’images et de textes trouvés qu’il a compilés à sa guise. Le livret intitulé Ghosting attire l’attention sur certaines espèces d’oiseaux aujourd’hui disparues, comme le dodo. Des réflexions poétiques, des notes et des citations développent l’idée de la disparition et de la perte de communication. Les livrets sont disposés en pile dans la salle, les visiteur·euses peuvent en emporter un. Au fil du temps, les publications auront disparu et le piédestal restera vide.